Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Le blog d'Anthony Favier

Relire Mounier ?

14 Juin 2023 , Rédigé par Anthony_Favier Publié dans #Emmanuel Mounier, #Note de lecture, #Foucauld Giulani, #Personnalisme

Pourquoi relire Emmanuel Mounier ? Récemment, les éditons Salvator ont eu la bonne idée de ré-éditer un texte de 1944 du philosophe chrétien : l’Affrontement chrétien (1). Dans ce texte de situation, alors que Mounier est à Dieulefit dans la montagne drômoise, il réfléchit à la condition des chrétiens (des catholiques en réalité) dans son époque et, à ses yeux, la nécessaire « virilisation » – on y reviendra – dont ils sont appelés à faire preuve. Assurément, la prose, non sans élégance a vieilli. Beaucoup d’implicites ne sont sûrement plus saisis par nos contemporains, même religieux.

Alors pourquoi ré-éditer Mounier ? Ne serait ce que pour découvrir la pensée d’un philosophe qui eut une influence si importante sur ses co-religionnaires. Dans ce texte, on retrouve les éléments saillants de sa pensée : la nécessité de prendre en charge le monde tel qu’il est, la haine des extrêmes nationalistes et le besoin qu’un christianisme se réinvente pour ne pas sombrer dans l’entre-soi et l’insignifiance. Si, dans l’après Vatican 2 et sous le pontificat de François, cela peut sembler une évidence, la trajectoire du penseur impressionne au-delà du simple ouvrage. Il fut tout à la fois critique des accords de Munich, opposant au fascisme, il prit distance d’avec Pétain juste avant le moment où il serait trop compromis dans la collaboration, il fut partisan de la réconciliation avec les Allemands après-guerre, annonciateur de l'œcuménisme… Sa philosophie personnaliste, qui appelle à fonder une société donnant à chacun sa place et selon ses besoins pour le mener au plus haut, a inspiré bien des organisations de l’Action catholique, de la démocratie chrétienne ou du catholicisme social dans les pays francophones de l'après-guerre.

La préface de Foucauld Giuliani du collectif Anastasis permet d’ailleurs de comprendre combien une nouvelle génération se ressaisit des travaux du maître en exploitant sa critique de la bourgeoisie, sa haine de l’argent et son appel à refonder la société de la cave au grenier. Je peste souvent - si l’on sort du lot Simone Weil - sur l’importation de figures d’outre Atlantique comme si le catholicisme français était dépourvu de ressources… Les amoureux de Dorothy Day ou Herbert McCabe trouveront ici matière à également penser le social. Foucauld Giuliani place sa préface dans le sillage d’un texte qu’il avait signé dans La Croix et qui fulminait contre les lectures tièdes du personnalisme, appelant plutôt sa génération à ne pas s’assoupir dans la confiance dans un État réformateur alors que la planète brûle (2). Dans cette lecture, l’anti-fascisme de Mounier ne se transfère pas prioritairement dans le combat contre le populisme et en défense de la République mais plutôt contre le capitalisme mondialisé présenté comme uniquement haïssable.

Je ne trancherai pas dans la vieille querelle pour savoir s’il vaut mieux renverser la table ou faire des petits pas. D’autres sont plus habiles à manier la dialectique, Bernstein, Blum, Jaurès et l’évangile. Je m’arrêterai par contre au fait qu’il ne faut sûrement pas chercher dans Mounier les éléments d’une révolution en termes de genre et de sexualité. Si la démocratie sexuelle est à des années lumières – et ce serait sûrement anachronique de lui reprocher – on ne peut que sourire devant ses stéréotypes de genre qui fleurent bon l’ouvriérisme des années 1940 :

Un christianisme plébéien, à l’ère des masses, est la première condition d’un christianisme social.

p. 73

Il faut rendre au paroissien le courage physique. Comme j'aime voir les petits jocistes penser aux étoiles, j'aime que monsieur le curé encourage une équipe de football.

p. 121

Chez Mounier - comme d’autres dans le milieu d’avant garde de la pastorale ouvrière - le populo est viril, donc crédible, et le bourgeois efféminé, donc peu influent. Et les mères font les homosexuels : «  par sa tendresse même [la mère chrétienne] tend à accepter jalousement ses enfants, surtout ses garçons et à développer d’eux un attachement excessif et trouble qui entrave leur maturation » (p. 87). Pas sûr que face aux enjeux contemporain, Mounier nous donne du grain à moudre sur tous les sujets !

Et que dirait notre philosophe de la polémique du moment sur le succès numérique du pèlerinage traditionaliste de Notre-Dame de la Chrétienté. Concluerait-il que Maurras l’a emporté sur Péguy dans les plaines de la Beauce ? En lisant Mounier, on ressent en tout cas le poids d’un catholicisme paroissial et routinier, empesé par des siècles de répétition, et la recherche, pour en sortir, de nouveaux croyants sincères et engagés, « héroïques ». Qui eût cru que, quelques générations plus tard, on en vienne à se rappeler que le religieux se légitime aussi par l’histoire et par cette longue chaîne de rites, de gestes et de paroles qui, parce qu’ils dépassent les limites d’une vie, peuvent aussi emporter l’adhésion dans la jeunesse ? Qu’aurait-il dit aux amoureux de la « tradition » pour qu'ils s'engagent sans tomber dans le sillon de la réaction ? 

Vienne le jour où pour manger et vivre il faudrait abjurer ; les religions d’habitude s’effondreront par pans immenses. Je ne vaticine pas. J’entrevois une hypothèse qui n’est pas un jeu d’esprit. Ce jour-là, qui peut ne pas être, qui peut être proche, on pourra se demander s’il reste un chrétien dans le monde civilisé. Il faudra chercher dans les venelles et les taillis le chrétien héroïque où se refera, dans une vie hardie, une vision neuve de l’éternelle tradition.

p. 36-37

On a donc tout intérêt à relire Mounier. Non pas qu’il ait réponses à tout sur tout mais qu’il s’inscrit, dans cette lignée de penseurs français, aux prises avec une société sécularisée depuis longtemps. Bloy, Péguy, Weil, Delbrel, ils et elles sont autant de jalons pour penser un christianisme aux prises avec un réel et constituent un stimulant réservoir à réflexions.

Relire Mounier ?

(1) Emmanuel MOUNIER, l'Affrontement chrétien, Foucauld GIULANI (préface), Paris, Salvator, 2023, 134 p.

(2) Foucauld GIULANI, « Une critique fraternelle du centre gauche chrétien », la Croix, 23 novembre 2022.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article