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Le blog d'Anthony Favier

clericalisme

Jean Paul II et les abus dans l'Église

25 Mai 2020 , Rédigé par Anthony_Favier Publié dans #Jean-Paul II, #pédocriminalité, #cléricalisme, #Benoit XVI, #François (pape)

Le journal la Croix, à travers un article paru le 18 mai dernier, s'est penché sur les révélations des dernières années autour de la pédophilie dans l'Église catholique et la façon dont elles pourraient ternir l'image de saint Jean Paul II. Si la journaliste Céline Hoyeau a eu la gentillesse de citer l'ouvrage critique que nous signons avec Christine Pedotti sur cette canonisation, elle ne nous a pas donné la chance, contrairement au biographe plus établi Bernard Lecomte, de nous exprimer dans les colonnes du journal.  Voici quelques points qui permettent d'approfondir et compléter cette analyse.

L'idée que le pape Jean Paul II ait eu du mal à admettre la mesure de la pédocriminalité d'origine sacerdotale est désormais ancienne et peut même faire l'objet d'une histoire. Il ne s'agit pas d'une lubie portée par quelques journalistes ou essayistes en quête de notoriété ces derniers mois. Les premières alertes sont venues des victimes de Maciel au sein des Légionnaires du Christ. L'ouvrage Vows of silence paru en 2004 a ainsi révélé que des victimes avaient prévenu le pape en 1978 et 1989. En 2002, un scandale avait également suivi la nomination par le pape de Bernard Law, archevêque démissionnaire au cœur du scandale du Boston Globe, archiprêtre de la basilique Sainte-Marie Majeure. Cette décision avait été interprété alors comme un manque de lucidité sur la gravité de la situation et les mesures devant être prises.

Après la mort de Jean Paul II, au moment des enquêtes menant à la canonisation, il faut rappeler que certains cardinaux avaient refusé de témoigner, pointant l'attention de certains observateurs sur le fait qu'ils ne souhaitaient pas gêner le dossier du pape polonais. Enfin, des enquêtes sont encore en cours actuellement. Le réalisateur Tomas Sekielski auteur de deux documentaires (disponible sur Youtube) sur des prêtres pédocriminels en Pologne a récemment annoncé la préparation d'un nouvel item concernant spécifiquement  le "rôle de Jean Paul II sur la dissimulation des crimes commis par les prêtres". On ignore encore s'il s'agit d'une enquête qui portera sur les années polonaises (1958-1978) où Karol Wojtyla exerça des responsabilités diocésaines puis épiscopales ou bien sur l'après 1978. En ce qui concerne la Pologne seule, la figure d'Eugenius Makulski, tombé dans une série des révélations, est d'ores et déjà au cœur de l'attention. L'immense statue de lui avec le pape qui trônait devant le sanctuaire marial de Lichen Stary a été recouverte hâtivement d'une bâche au printemps 2019 afin de ne pas compromettre le pape dont il était très proche. 

Jean Paul II et les abus dans l'Église

Du côté des hagiographes du pape, deux lignes argumentaires émergent en effet : celle de la responsabilité de l'entourage abusant d'un homme affaibli par l'âge ou la maladie et celle du poids d'une culture héritée de l'époque soviétique où les services secrets utilisaient le "kompromat" (le dossier compromettant à caractère sexuel) pour éliminer des opposants politiques, tout particulièrement les religieux.

La première justification est courante pour dédouaner les personnes en situation de pouvoir : on fait peser sur leur entourage leurs mauvaises décisions. Tout système génère ce type de pare-feu. Il n'en reste pas moins que, in fine, c'est bien la responsabilité, surtout dans un système aussi centralisé que le romain et qui revendique une origine métaphysique à cette autorité, relève de celui qui est en haut. De manière générale, ce qui grandit les personnes qui ont l'autorité c'est d'assumer leurs actes. L'ouverture progressive d'archives, comme actuellement celles de Pie XII, permettra peut-être le moment venu d'y voir plus clair sur la façon dont le cardinal Sodano et d'autres auraient abusé du vieil homme. Il restera toutefois important de comprendre ce qui s'est passé les années où le pape était en relative bonne santé. Ce problème en pointe quoi qu'il en soit d'autres : les difficultés à laisser en place des personnes fragiles à des responsabilités aussi élevés après un certain âge et le dysfonctionnement de la Curie comme société de cour propice aux dissimulations et manipulations. Pas sûr donc que l'institution sorte très grandie de cette argumentation en réalité... 

En ce qui concerne la peur de laisser des prêtres se compromettre dans des scandales instrumentalisés, il importe de rappeler que le pontificat de Jean Paul II s'est déroulé davantage après la Guerre Froide (1991-2005 : 14 ans) que pendant la Guerre Froide (1978-1991 : 13 ans). Dans des sociétés occidentales, peu suspectes de pratiquer ce genre de montage, de quoi avoir peur (si ce n'est du scandale) ? À partir des années 1990, les révélations ne viennent pas tant de l'Est que de l'Ouest : Irlande, États-unis, France, etc. C'est-à-dire des espaces où les droits de la personne, comparativement à d'autres régions du monde, sont plutôt bien respectés et où ils permettent d'instruire des procès de manière équitable. C'est bien le souci dans l'affaire du cardinal Groër, nommé archevêque de Vienne alors que des accusations de pédophilie circulaient. Pourquoi invoquer, comme le pape le fit en effet, une "tentative de destruction" dans la lettre à l'épiscopat autrichien qu'il envoya en 1995 ? 

Si la peur de l'époque soviétique peut s'entendre, même si elle n'a pas encore fait l'objet d'une démonstration mesurée convaincante, on peut aussi pointer - ce dont passe complètement à côté l'article de La Croix - la part très importante d'une culture cléricale qui repose sur le ministère ordonné. La crise des abus sexuels a mis en évidence la protection longtemps accordée par un système à une violence d'hommes sur des femmes et des enfants. Elle est d'autant plus perçue négativement par l'opinion catholique et publique en général que les révélations ont eu lieu au moment où l'Église se présentait comme "maîtresse de vie" en opposition à certains acquis de la démocratie sexuelle. Elle le faisait sans avoir dénoncé les abus commis par des prêtres qui sont les seuls à disposer de la plénitude de l'autorité canonique. 

François l'a bien compris et essaie, tant bien que mal, après Benoit XVI de redresser la barre, notamment en ayant dans sa lettre au peuple de Dieu nommé ce mal : "le cléricalisme". Chose qui eût été inaudible par le pape Jean Paul II. Et c'est sûrement là le cœur du problème. 

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la faute à qui ?

11 Mars 2020 , Rédigé par Anthony_Favier Publié dans #crise des abus, #Jean Vanier, #cléricalisme, #Jean-Paul II, #Benoit XVI, #François (pape), #Mai 68

Voici le texte de mon intervention à la rencontre organisée par Les Alternatives Catholiques au Simone à Lyon le mercredi 11 mars 2020 dans le cadre d'une soirée sur le thème "quelles racines historiques de la crise des abus dans l'Église ?".  

Les dernières révélations concernant Jean Vanier ont fini de convaincre ceux qui ne l'étaient pas encore du fait que la théorie des "brebis galeuses" ne pouvait plus avoir cours. Dans les structures religieuses, il devient clair que nous ne sommes pas face d'une série de problèmes conjoncturels, liés à la personnalité prédatrice de certains, mais en présence d'une question structurelle qui engage un système et sa reproduction.

Néanmoins, comme souvent, dans ce genre de situations, se mettent en place plusieurs récits qui cherchent à défendre une thèse idéologique préalable. Le titre de ce billet est d'ailleurs un clin d'oeil au célèbre article de l'auteur catholique Henri Guillemin "par notre faute" de 1937 qui, cherchant à comprendre la "déchristianisation" comme on disait alors, l'imputait à la collusion de l'Église et de la bourgeoisie ainsi qu'à l'abandon des ouvriers. Cette lecture, clairement située dans les idées politiques de son auteur, a été depuis nuancée par des historiens.

C'est sur les relectures elles-mêmes de la crise des abus déjà à l'œuvre dans le catholicisme que je souhaiterais brièvement revenir ici, sans forcément trancher dans un sens ou dans un autre, mais comprendre comment elle est révélatrice des dynamiques qui traversent les catholiques actuellement. 

" La faute à mai 68 ! "

Benoit XVI a en quelque sorte dégainé le premier dans une lettre publiée dans une revue chrétienne allemande en avril 2019. Schématiquement, dans ce texte, il renvoyait la cause de la pédocriminalité ecclésiale au changement de mentalité des années 1960. La "révolution de 68" , écrit-il, aurait rendu des actes jadis défendus en quelque chose de "permis et d'approprié". "Pourquoi la pédophilie a-t-elle atteint de telles proportions ? En fin de compte, la raison en est l'absence de Dieu" car un monde sans Dieu est un monde sans aucun sens selon le pape émérite. Outre son caractère peu documenté, cette analyse renvoie un problème social à une question très morale et métaphysique. 

Cet axe interprétatif est à l'œuvre dans un certain milieu catholique. Il s'en prend, depuis de nombreuses années déjà, à une certaine vulgate, popularisée autour de l'œuvre de Jean Delumeau, dénonçant la "pastorale de la peur". Cette expression fut en vogue dans les années conciliaires pour justifier certains choix qui ont été faits comme l'atténuation de la parole culpabilisatrice et la relativisation des pratiques pénitentielles.  L'historien Guillaume Cuchet, dans un article de réception de l'œuvre de l'intellectuel récemment décédé, rappelle le syllogisme produit par le théologien Pierre Descouvemont pour dénoncer les conséquences d'une telle conception dévoyée : si "Dieu n'est que Miséricorde / Donc il n'y a pas d'enfer/ Donc je ne dois pas... m'en faire ?" (1)

Interrogé par Témoignage Chrétien sur la crise des abus, Yann Raison du Cleuziou a expliqué combien chez les catholiques observants qu'il étudie dans ses travaux, une telle interprétation est courante. Ces derniers  "pensent que ce sont les excès de la pastorale post-conciliaire qui sont à la cause de la crise, c'est-à-dire la volonté d'ajuster l'Église aux valeurs ambiantes de la société [...] On trouve cette idée dans les textes de Benoît XVI , emblématiques de cette pensée conservatrice il fait de mai 68 la cause des abus sexuels, qui ne sont pour lui qu'une nouvelle illustration interne d'une décadence externe venues des années 1960" (2). La remise en cause d'une culpabilité excessive, par des catholiques soucieux de se conformer aux valeurs optimistes de leurs temps, auraient contribué à faire perdre le sens moral et la hiérarchie entre le bien et le mal.

D'une certaine manière, cette interprétation de la crise des abus s'inscrit dans le grand courant intellectuel critique des excès et des rêves brisés des années 1960, bien représentés en France par de nombreux penseurs (Raymond Aron, Régis Debray, Luc Ferry, Jean-Pierre Le Goff, etc) mais sur un plan spécifiquement religieux. L'optimiste béat des progressistes de ces années-là se serait lamentablement écroulé sur la nécessité d'un ordre et d'une discipline. Les engagements collectifs généraux auraient in fine servi les logiques individualistes destructrices d'un lien social indispensable. 

L'après-concile aurait entraîné une trop grande porosité à l'égard du reste de la société mais aussi un affaiblissement des gardes-fous traditionnels. En ce qui concerne la vie religieuse, c'est d'ailleurs l'opinion de Dysmas de Lassus, prieur de Chartreuse, qui vient de sortir un livre aux éditions du Cerf : "décrire au moment du concile Vatican II comme trop sclérosée, [la] sagesse [traditionnelle] de la vie religieuse a parfois été laissée de côté. Après quelques décennies d'expériences, il est devenu clair qu'elle méritait sans doute un sérieux nettoyage mais que son abandon a conduit à l'inverse du but proposé" (3) 

Cette lecture des événements n'est d'ailleurs  pas propre au seul univers des catholiques d'identité ou des catholiques observants. J'ai été ainsi marqué par l'entretien de Jean-Louis Schlegel dans La Croix (2 janvier 2020), peu susceptible d'être complaisant avec le conservatisme, faire un lien entre le monde de la pédo-criminalité sacerdotale et l'affaire Matzneff avec ce titre assez tonitruant :  "les prêtres n'ont pas été imperméables aux discours sur la libération sexuelle" (4). 

Si le directeur de la rédaction d'Esprit trouve "faible" l'interprétation de Benoit XVI, dans la mesure où il y a des abus avant Mai 68, il relève toutefois qu'il y ait pu avoir une homologie entre les valeurs sociales ambiantes et les actes commis : "les prêtres qui ont commis des actes pédophilies  dans les années 1970-1980 ont ainsi pu penser que ces actes n'auraient pas de conséquences pour les enfants, la société n'encourageant alors pas cette réflexion."  Dans cette lecture, les catholiques seraient situés dans les contextes de leur époque, ni à l'abri ni différents du reste de leurs contemporains. 

Cela fonctionne d'autant plus que les années 1960 sont marquées par l'éclat de figures subversives assumées qui ont pu être médiatisées et recevoir une audience qui nous choque aujourd'hui. Mais comme le note Patrick Royannais dans un bon papier qu'il vient de signer pour la Lettre aux communautés de la Mission de France (5) :

1968 relève de la 'prise de parole' (Certeau) qui n'est possible qu'à renverser les censures sociales ; l'ordre établi trouve dans le criminel le type même qui le subvertit. Pour juger du moment, il faut se rappeler le discours sur la sexualité à l'époque, le décalage entre le discours et les pratiques en même temps que le contrainte du discours sur les pratiques [...] les années 70 à la fois voient ainsi un discours permissif, notamment quant aux relations sexuelles avec les mineurs, et rendent  possible le renversement que nous connaissons aujourd'hui. [...] le type de pensée des années 70 permet l'écriture de l'histoire à partir des vaincus ou des sans-voix. Si le discours contre la pédocriminalité est plus tardif, il n'est possible que [...] grâce à la prise de parole.

Patrick ROYANNAIS

Ce sont les années 1960 qui ont fait naître des monstres comme Mattzneff mais aussi ont donné les moyens d'en dénoncer l'action quand les victimes ont parlé. 

On voit donc bien que si tout converge vers la mise en place d'un récit dans lequel la crise des abus est vue comme l'aboutissement d'une modernité devenue folle ayant affecté une Église catholique, il faut toutefois se garder des interprétations trop marquées. Pour Yann Raison du Cleuziou, dans l'entretien déjà cité, ces dernières rejouent en réalité des forces plus anciennes : "les manières de penser les crimes sexuels aujourd'hui s'inscrivent dans la filiation d'interprétations plus anciennes de ce qui fait crise" autrement dit, c'est un bon moyen de rejouer le bon vieux clivage conservateurs/progressistes. Les premiers imputant tout aux années 1960, et les seconds aux crispations de l'Église sur les questions de sexualité et la rigidité dans sa conception des ministères. Et de conclure : "je ne crois pas que ce scandale arbitre le rapport de force. Il ne donne pas raison aux uns contre les autres, il nourrit des interprétations opposés de la crise qui lui sont antérieures" (3). 

J'en étais donc resté, dans un premier temps, resté à ce niveau de lecture de la crise des abus. Elle n'est pas réductible aux années 1960 ni forcément au contraire aux rigidité morales mais reflète l'ensemble d'une société, dont l'Eglise catholique fait partie, qui découvre les situations de vulnérabilité et la parole des victimes. Il faut donc éviter d'être fanfarons et rester humbles. Dans les situations d'abus, bien des milieux ecclésiaux ont été touché et bien futé celui qui trouvera un schéma simple et unique. Ni une morale victorienne ni un hédonisme libertaire ne semble garantir quoi que ce soir. 

Une convergence vers de mêmes phénomènes ? 

Néanmoins ma réflexion a été relancée tout récemment justement à la suite des dernières révélations concernant les fondateurs de l'Arche qui, comme vous j'imagine, m'ont affecté. Peut-on vraiment écarter véritablement la piste d'une cause interne, plus qu'externe, d'un revers de main ? Dans un éditorial de Témoignage chrétien, j'ai listé quelques uns des derniers grands scandales qui ont marqué le catholicisme français : Frère Ephraïm et Jacques Marin, des Béatitudes, Marie-Dominique Philippe des frères et soeurs de Saint-Jean, Mère Myriam de la même famille spirituelle, Thierry de Roucy des Points-Cœur, Pierre-Marie Delfieux des Fraternités Monastiques de Jérusalem (sur des faits d'emprise et non d'abus sexuel), Georges Finet et les Foyers de la Charité, Thomas Philippe (frère de Marie-Dominique déjà cité) de l'Arche...

Toutes ces situations pointent, malgré leur diversité, vers les mêmes caractéristiques que j'avais résumées alors ainsi : l'adulation d'une personne, l'exercice d'un charisme puissant avec peu de contre-pouvoirs, des discours parfois très dépréciatifs sur l'évolution des mœurs, des rapports dissymétriques entre hommes et femmes, l'emprise sur des assistants religieux moulés dans la vertu de l'obéissance, etc. Ces scandales s'inscrivent dans l'histoire du catholicisme récent qui a a été marqué, depuis la fin du concile, par le retour de la figure du prêtre et la confiance donnée aux charismatiques, ayant parfois eu un essor fulgurant depuis que Paul VI ait reconnu leur validité dans les années 1970.

"Pendant longtemps" note La Croix dans un article récent sur les nouvelles communautés "sous le pontificat de Jean-Paul II notamment, on a privilégié le nombre, mettant en avant ces foules de jeunes séminaristes de la Légion du Christ ou ces centaines de petits-gris en pèlerinage place Saint-Pierre, fleurons de la nouvelle évangélisation. Malgré certaines plaintes, l'Église n'est pas intervenue au nom de ces succès apparents. Quand le fondateur s'est avéré un criminel, les soutiens de sa communauté  ont fait valoir que si l'arbre était mauvais, les fruits, eux, étaient bons. Mais comment un arbre mauvais peut-il produire de bons fruits ?" (6).

C'est sur ce point que je diffère des analyses de Yann Raison du Cleuziou. Les scandales récents n'arbitrent certes pas entre deux lectures de l'après concile mais ils révèlent qu'il y a peut-être eu un coût social fort à ce qu'il décrit une "contre révolution catholique". Le retour des certitudes, sur le plan des vocations et des vérités d'ordre morale et sexuelle, mettant l'Église à rebours sur les dynamiques sociales plus générales, a peut-être permis l'essor de mouvements conquérants. Ces derniers ont contré la logique de sécularisation et ont donné le sentiment aux catholiques de rester fermes dans leur identité contestée. Mais ils auraient eu un coût social induit : la perpétuation d'un contexte d'emprises et d'abus. 

la faute au cléricalisme ? 

Le mot de "cléricalisme" est apparu sous la plume du Pape François lui-même dans sa Lettre au peuple de Dieu pour désigner "une manière déviante de concevoir l'autorité dans l'Église" (7). Ce qui est très rare, voire quasi inédit même, qu'un texte qui peut relever du périmètre du Magistère admette qu'il y ait des problèmes de domination au sein même de l'Église. 

L'une des critiques de Rome contre la "théologie de la libération" ou plus tard contre les "études de genre" est qu'elle importe le prisme des rapports de pouvoir au sein des questions de l'ecclésiologie. Les thèmes du sacerdoce "service", "don" ou "mystère" sont plus communs dans la littérature de Jean-Paul II puis de Benoit XVI que ceux de l'autorité et de sa possible déviance. Cette thématique est inédite est à l'image de la crise traversée. 

Marie-Jo Thiel, la théologienne de l'Université de Strasbourg qui a peut-être la meilleure connaissance actuelle de la question pédo-criminelle catholique, a pu donné une description opératoire du cléricalisme (8) : 

Certains climats institutionnels, certains de mode de gouvernement de l'Église, une structure hiérarchique posant une distinction trop forte entre clercs et laïcs, une méconnaissance de la portée de l'égalité baptismale, une certaine compréhension du sacerdoce ministériel, une place excessive pour le secret... ont conduit, au long des siècles, à forger un cadre systémique centré davantage sur le pouvoir que sur le service [...] Or quand la transgression n'est pas punie, quand elle est occultée ou ouverte, ou simplement quand l'allégation n'est pas crue, quand les hommes de pouvoir 'savent' qu'ils ne craignent rien, qu'ils seront toujours 'protégés' par leur autorité sacramentelle si décisive pour les fidèles [...] les abus pullulent...

Marie-Jo THIEL

Depuis quand y a-t-il du "cléricalisme" dans l'Église : les origines ? la réforme grégorienne ? le Concile de Trente (1545-1563) ? Sommes-nous particulièrement victimes de la figure du prêtre mise en place au moment de la Réforme catholique ? Peut-être même si on ne dispose d'aucuns travaux scientifiques cherchant à répondre de manière synthétique à cette question. L'idée d'un prêtre séparé du commerce des autres laïcs, faisant le don de sa continence sexuelle, pour être le médiateur particulier des hommes envers Dieu, homme "mis à part" pour un "rôle à part", notamment dans le gouvernement et la sanctification, est assurément une clé sur le temps long de l'identité catholique. 

Notons cependant que les historiens sont plutôt sensibles au 20ème siècle à l'essor d'une spiritualité de l'incarnation rapprochant du monde. Yann Raison du Cleuziou parle plutôt d'un basculement d'une mystique de l'ascèse "extra-mondaine" (sortir du monde) vers celle d'un ascèse "intra-mondaine" (se rapprocher du monde) (9). En France, la manifestation la plus éclatante de ce mouvement de conversion au monde des clercs est assurément l'épisode des prêtres-ouvriers. Cherchant à répondre jusqu'au bout de la critique anti-cléricale des prêtres éloignés de la vie des gens, ils ont aboli progressivement les différentes barrières : celle du travail, celle du costume (avec l'abandon de la soutane) et, pour une moitié environ après la condamnation de 1953-1954, celle de la continence (avec le mariage ou le concubinage). 

Si on avait suivi l'intuition sécularisante des prêtres aurait-on à ne pas souffrir aujourd'hui du "cléricalisme" ? Ce n'est pas totalement sûr. L'abbé Georges Guérin, fondateur en France de la JOC, avait toujours été sceptique devant certains prêtres ouvriers. Il craignait qu'ils prennent la place des laïcs formés et re-cléricalisent la mission en milieu ouvrier. Le père Guérin a pu même parler des années d'après-guerre en France comme celle "des chemins de croix sur les boulevards et le début du faux romantisme dont on auréolait déjà les prêtres-ouvriers" (10). Par contre, il me semble que les enseignements du Concile Vatican II sur une Église "Peuple de Dieu", animé par l'Esprit Saint, comme "prêtre, prophète et roi", davantage qu'une "societatis inaequalis hierarchica" (société hiérarchique inégale), comme on pouvait encore l'écrire sous Pie XII, a encore tout sons sens.

Ce sacerdoce commun des baptisés est énoncé au chapitre 11 de Lumen Gentium : "le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l'un à l'autre ; l'un et l'autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent à l'unique sacerdoce du Christ". De Vatican II à l'exhortation apostolique Querida Amazonia, en passant par les nombreux synodes ou textes du Magistère réfléchissant à ce problème, il y a clairement des questions en suspens. Peut-on décléricaliser l'Église sans repenser l'organisation même des ministères en termes :

  • de genre (homme/femme),
  • de discipline (continence ou non)
  • et de sexualité (depuis 2005 l'ordination est interdite aux homosexuels) ? 

Jean-Paul II, comme son successeur Benoit XVI, ont clairement infléchi la dynamique sécularisante du sacerdoce et cherché à le recléricaliser. Dans Vocation et mystère, son livre de 1996, le pape polonais s'était dit même inquiet de la "laïcisation du sacerdoce" : "ceux qui réclament la laïcisation de la vie sacerdotale et qui applaudissent à ses différentes manifestations nous abandonnerons certainement quand nous succomberons à la tentation. Nous cesserons alors d'être nécessaires et populaires" (11). En 1991, il avait déjà parlé dans sa lettre aux prêtres du Jeudi Saint, du prêtre comme un "alter Christus" (un "autre Christ") : "cette expression montre bien combien il est nécessaire de partir du Christ pour saisir la réalité sacerdotale. C'est ainsi seulement que nous pouvons répondre pleinement à ce qu'est le prêtre" (12).

C'est Jean-Paul II qui a ordonné le retour du costume sacerdotal pour les prêtres en séjour dans la Ville Éternelle, c'est lui qui encouragea coûte que coûte la pastorale des vocations fermant parfois les yeux, malheureusement, sur l'envers caché des des succès démographiques de certaines congrégations comme celles des Légionnaires du Christ. 

Le sociologue Josselin Tricou, dans son récent travail doctoral, a bien montré, à partir du cas français quelles stratégies ont été mises en place afin de re-cléricaliser, et re-masculiniser, le sacerdoce (13). Importation des "habitus" du scoutisme d'Europe ou des militaires, camaraderie fanfaronne de séminaire, proximité parfois à les camps de re-masculinsiation, certains instituts de formation de prêtres ont cherché à laver les séminaristes de tout soupçon quant à leur (supposé) efféminent ou homosexualité. Il l'explique par le bouleversement démographique qu'a connu le sacerdoce depuis la crise catholique des années 1970 : ceux qui restent sous souvent homosexuels et n'ont pas quitté les ordres, créant tensions, silences et tiraillements sur une identité quoiqu'il en soit devenue problématique (14).

Le sociologue parle même d'un "catholic gaze" pour désigner le halo qui entoure et nimbe les prêtres au sein des communautés catholiques. Ils n'existence pas comme êtres sexués ou de désir face aux laïcs, quand bien même leur assistance et leurs enseignements sont courus pour régler ces questions, et il est assez incongru de leur demander comment ils vivent cette partie de leur existence. Y a-t-il eu là un des ressorts du corporatisme et de l'impunité visible dans les affaires pédo-criminelles ? Peut-être. Les clercs par peur d'être pris en défaut sur leur comportement sexué, qui peut valoir sanction, ont peut-être fermé  les yeux sur certaines actions de leurs collègues sans percevoir les différences de gravité entre situations (concubinage, rapports homosexuels, pédo-criminalité), certaines étant bien moins graves socialement que d'autre. Le "pacte du silence" aurait nourri une machine à invisibiliser ce qu'il se passait. 

***

En définitive, toute réflexion trop englobante "c'est la faute à..." est vouée à l'échec. Utiliser ce schéma explicatif, surtout s'il est mono-causal, c'est courir le risque d'une sur-simplification. Cela montre asouvent que l'on plaque une grille de lecture idéologique préalable et a posteriori sur un ensemble de phénomène complexe. Comprendre la crise des abus sexuels du catholicisme demandera beaucoup de temps et de travaux. Il faudra développer une approche qui combine des réflexions sur les contextes, les dynamiques globales et les trajectoires individuelles. En France, les résultats de la Commission "Sauvet" ou "Commission indépendante sur les abus dans l'Église" (CIASE) permettront surement d'y voir plus clair. Pourra-t-on un jour voir une méta-étude des résultats des différentes commissions et de leurs travaux ? La réflexion sur le "cléricalisme", telle que l'a formulée le Pape François, ou la re-clériclaisation qui peut se discuter en effet pour le dernier tiers du 20ème siècle n'est pas exclure. Il s'agit en tout cas d'une piste pour comprendre la mise en place d'un contexte propice aux abus. 

(1) cité dans un article auquel nous renvoyons en général : Guillaume CUCHET, "Jean Delumeau, historien de la peur et du péché. Historiographie, religion et société dans le dernier tiers du 20e siècle", Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2010/3, 107, p. 145-155. 

(2) "Catholiques conservateurs vs chrétiens progressistes", entretien avec Yann RAISON du CLEUZIOU, les Cahiers du Témoignage chrétien, été 2019, p. 47. 

(3) Dysmas de LASSUS, Risques et dérives de la vie religieuse, Paris, le Cerf, 2020, p. 30. 

(4) entretien avec Mélinée LE PRIOL, la Croix, 2 janvier 2020. 

(5) Patrick ROYANNAIS, "Du silence et de l'indifférence au crime le plus horrible", Lettre aux Communautés, 303, janvier-février 2020, p. 73. 

(6) Céline HOYEAU, "Abus dans les communautés nouvelles, reconnaît-on 'l'arbre à ses fruits' ?", La Croix, 5 mars 2020.

(7) François, Lettre au Peuple de Dieu, 20 août 2018. 

(8) Marie-Jo THIEL, "l'Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs : de l'indignation à la réforme",  Lettre aux Communautés, 303, janvier-février 2020, p. 46.

(9) Yann RAISON du CLEUZIOU, "Révolution ascétique et redéfinition de la virilité sacerdotale au milieu du XXe siècle", in Matthieu BRÉJON de LAVERGNÉE et Magali DELLA SUDDA (dir.), Genre et christianisme, plaidoyers pour une histoire croisée, Paris, Beauchesne, 2015. 

(10) Retranscription d'un entretien réalisé en 1958 et conservé dans le Fonds Georges Guérin du Centre national des archives de l'Église de France (CNAEF) à la côte 53 CO 127. 

(11) Jean-Paul II, Ma vocation, don et mystère, Paris, Bayard, 1996.

(12) Jean-Paul II, Lettre aux prêtres pour le Jeudi Saint10 mars 1991.

(13) Josselin TRICOU, Des Soutanes et des hommes. Subjectivation genrée et politiques de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980, thèse de sociologie sous la direction d'Éric FASSIN, soutenue le 6 juin 2019 à l'Université Paris 8 à Saint-Denis. 

(14) Josselin TRICOU, " 'refaire des taupes' : gouverner le silence des prêtres homosexuels à l'heure du mariage gay"Sociologie, 2, vol. 9, 2018. 

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