L'auréole de Jean Vanier

22 Février 2020 , Rédigé par Anthony_Favier Publié dans #humeur, #Jean Vanier, #canonisation

A t-on vraiment besoin de saints ? La question est un brin provocatrice mais peut être formulée après les révélations qui ont entaché la mémoire de Jean Vanier ce weekend. Décédé il y a quelques mois, il était une figure consensuelle parmi les catholiques, et cela, quelle que soit leur sensibilité. On le voyait déjà saint. Mais les différentes informations émanant d'un rapport publié par l'Arche, l'œuvre qu'il a lui-même créée, viennent sûrement de lui faire perdre l'auréole que nombreux avaient d'ores et déjà placé sur sa tête.

Vivre "en odeur de sainteté" ne signifie pas du tout être saint. Cela est très juste. Pour être élevé sur un autel, la route est longue pour les impétrants et elle est souvent semée d'embûches. Un récent livre de Jérôme Anciberro, ancien rédacteur en chef de Témoignage chrétien et la Vie, l'atteste. Par le passé, bien des "vénérables" n'ont pas passé les fourches caudines de la Congrégation pour la Cause des saints (1). L'Église, au fil des siècles, a affiné ses procédures. Plus d'acclamation par le peuple sur le parvis des cathédrales mais, depuis la Réforme catholique, un procès en bonne et due forme avec une instruction, des censeurs et pendant longtemps même un "avocat du diable", qui cherchait à traquer les manquements du candidat.

La sainteté c'est d'ailleurs un marqueur de l'Église romaine et encore plus depuis la Réforme protestante. Les reliques d'où des grâces et des miracles peuvent arriver, la fête de la Toussaint, les litanies chantées aux moments d'angoisse ou de réjouissance, se souhaiter "sa fête", voilà des éléments qui forgent l'identité catholique. Le peuple baroque des fresques des basiliques italiennes n'a pas à rougir de honte face à la bureaucratie céleste de certaines religions asiatiques. Chaque jour de l'année, chaque corporation, chaque bâtiment religieux dispose d'un "saint patron" qui veille et intercède pour lui.

On remarquera d'ailleurs que si le concile Vatican II, au moment de la réforme liturgique, a fait le ménage du vieux canon romain, en distinguant les cultes folkloriques de ceux historiquement avérés, il n'a pas vraiment remis en cause une pratique finalement populaire et consensuelle. Jean-Paul II avait même redonné une certaine vitalité à la canonisation, en en faisant un outil habile pour donner un visage plus diversifié à l'Église en y incluant de nombreux baptisés issus des continents africain, asiatique et américain. Bref, la sainteté reste une pratique pastorale adaptée aux besoins de nos sociétés actuelles où la rencontre avec des personnes marquantes est importante.

La limite de tout cela est depuis longtemps connue. En ayant bureaucratisé l'accès à la sainteté, l'Église catholique a pu stéréotyper le CV. Le Pape François l'avait déploré en réformant l'instruction organisant la procédure. Combien de fondateurs de congrégations religieuses, de monastères ou de sociétés de prêtres : beaucoup trop ? Dans la course à l'auréole, les baptisés disposant d'une forte machinerie mémorielle (et pécuniaire) derrière eux auront toujours un nuage d'avance dans l'ascension céleste.

Ernani COSTATINI, Résurrection du Christ et Communion des Saints, église Saint Gerardo Sagredo, Venise, 1964 : licence Wikicommons.

Aujourd'hui, il est cruel de penser que cet imaginaire de saints charismatiques et fondateurs ait pu également conduire à cette crise multiforme de laquelle l'Église catholique ne semble décidément pas parvenir à sortir. Combien, récemment, sont tombés alors qu'ils étaient révérés, de leurs vivants, comme de futurs saints ? Frère Ephraïm des Béatitudes, Marcel Maciel des Légionnaires du Christ, Marie-Dominique Philippe des frères et soeurs de Saint-Jean, Mère Myriam de la même famille spirituelle, Thierry de Roucy des Points-Cœur, Pierre-Marie Delfieux des Fraternités Monastiques de Jérusalem, Georges Finet et les Foyers de la Charité, Thomas Philippe de l'Arche... et, depuis aujourd'hui, Jean Vanier qui n'est finalement que le dernier d'une longue liste.

La part d'ombre de chacun ? Le combat métaphysique entre le péché et la grâce au cœur de chaque baptisé ? Peut-être mais il n'empêche que toutes ces histoires convergent vers les mêmes pratiques : l'adulation d'une personne, l'exercice d'un charisme puissant avec peu de contre-pouvoirs, des discours parfois iréniques sur la sexualité et l'évolution des mœurs, l'emprise sur des assistants religieux moulés dans la vertu de l'obéissance. Sans la vigilance de certains lanceurs d'alerte et le poids des médias dans nos sociétés sécularisées, il n'est pas dit qu'on ait débusqué l'emprise là où, dans l'Église, on voyait déjà la sainteté.

Le pire à redouter serait que des prédateurs n'aient pas été repérés dans des périodes passées où la sensibilité collective était moins grande sur ces questions. Était-il d'ailleurs pertinent, comme l'a fait Jean-Paul II pour Teresa de Calcutta (sans savoir que la jurisprudence s'appliquerait pour lui-même) de supprimer le délai d'attente après la mort de quelqu'un pour ouvrir une procédure ? Était-il prudent de faire accéder l'un après l'autre les papes de l'époque contemporaine à la sainteté ? Cela alors même que de multiples controverses ecclésiologiques sont loin d'être résolues de manière unanime dans le catholicisme ? Si l'on découvre que l'un des papes saints de l'époque contemporaine savait l'ampleur des abus, pourra-t-on, lucidement, continuer à la vénérer ?

Bref, on a sûrement besoin de saints et de bienheureux pour donner de l'humanité à la Révélation... mais peut-être est-il bon de ne plus trop s'écrier : "Santo subito !"

(1) Jérôme ANCIBERRO, Presque saints ! Canonisations ratées et autres causes délicates, Paris, Taillandier, 2020, 272 p.

Mea culpa aux victimes, l'hommage à Jean Vanier que j'avais moi-même écrit au moment de sa disparition pour Témoignage Chrétien :

Hommage à Jean Vanier - Témoignage Chrétien

L'un des derniers grands du catholicisme français nous a quittés. Depuis la disparition de Sœur Emmanuelle et de l'abbé Pierre, Jean Vanier était l'une des rares figures qui faisait consensus ...

https://www.temoignagechretien.fr/hommage-a-jean-vanier/