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Le blog d'Anthony Favier

rene remond

l'Église catholique et la question de la responsabilité des crimes pédophiles

20 Mai 2021 , Rédigé par Anthony_Favier Publié dans #CIASE, #Jean-Marc Sauvé, #François Jacolin, #Jean-Pierre Sautreau, #pape François, #René Rémond, #Henry Rousso, #Albert Decourtray, #Jean Paul II, #Olivier de Berranger, #Jean-Marie le Pen, #Céline Hoyeau, #Aline Lizotte, #Michel Aupetit, #Dietrich Bonhoeffer, #Véronique Margon, #CORREF, #Karl Jaspers, #Reinhardt Marx, #Éric de Moulins-Beaufort

Note

Mise à jour : 13 juillet 2021.

Les évêques français, à l'instar de leurs collègues en Occident, si ce n'est du pape lui-même, se trouvent en délicate posture concernant la gestion de la crise des abus. Si, depuis l'automne 2018, une volonté de transparence est apparue avec la création de la "commission Sauvé" (ou CIASE) qui remettra son rapport à l'automne, se pose désormais la question du périmètre de la responsabilité et de la façon dont la réparation pourrait être obtenue. 

 En quoi les différents positionnements apparus ces derniers temps révèlent-ils les difficultés de penser la question de la responsabilité dans une organisation religieuse qui se conçoit en lien avec un "au-delà" du social ? 

Un épiscopat français en quête de réponses crédibles

Un rapport de la CIASE très attendu

Dans un bilan intermédiaire présenté à la presse début mars 2021, la commission Sauvé a laissé transparaître une première estimation du nombre de victimes : 10 000. Ce nombre dépasse largement celui des témoignages de victimes reçus (3000). Il relève d'une projection réalisée à partir des 1500 agresseurs déjà identifiés depuis les années 1950. L'ancien haut fonctionnaire a reconnu qu'il s'agissait de "crimes de masse" dont la nature systémique ne laisse désormais plus guère de doute (1).  On est loin d'actes commis par des prédateurs isolés et marginaux.

Les conclusions définitives du rapport Sauvé risquent donc d'être accablantes à l'automne. Elles s'inscriront certes, dans un contexte général en France et en Occident, de libération de la parole qui, dans les entreprises, le sport ou les familles, montre l'importance des dérives. Mais l'argument selon lequel les hommes d'Église sont, comme on l'entend parfois, ni plus ni moins prédateurs sexuels que les instituteurs, les réalisateurs de films ou les pères de famille, sera peut-être moins recevable, surtout si on venait à mettre au jour une "prévalence" pédo-criminelle plus forte chez les prêtres que les autres hommes. La méthodologie suivie par la CIASE, qui comporte un volet statistique inédit, y parviendra peut-être. Si une telle conclusion advenait, il serait difficile pour l'Église catholique, elle-même engagée à la suite du Pape François, dans un travail critique sur le "cléricalisme" à ne pas reconnaître que l'organisation même des ministères ordonnées et, plus généralement, la façon dont se forge la vocation et dont elle est accompagnée, vécue et régulée, ont pu conduire à de telles dérives.   De manière générale, comme l'avait titré Témoignage chrétien à l'automne 2018, assiste-t-on à "la chute de la maison catholique" (2) sur la question de la délinquance sexuelle et la façon dont s'est construit le sacerdoce ?

Plus prosaïquement, les résultats attendus de la CIASE place d'ores et déjà l'épiscopat français face à une série de difficultés : comment se positionner stratégiquement d'ici la publication ? Comment réparer... et quoi ? la seule question des crimes sexuels sur mineurs ? D'autres formes d'emprise sont également apparus en marge de la pédocriminalité proprement dite comme avec l'ouvrage très médiatisée récemment de Céline Hoyeau : les dérives sectaires ou psycho-spirituelles, les abus d'autorité, les vocations forcées, etc (HOYEAU 2021). Ces différents abus relèveront-ils également de la démarche de repentance ? 

En Vendée, "un chemin de repentance et de réparation" 

De manière isolée, certains évêques commencent à initier des démarches, à l'instar de François Jacolin, à la tête du diocèse de Luçon, qui correspond au département de la Vendée. Ce territoire, encore fortement marqué par le catholicisme, a connu récemment une série particulièrement tragique de révélations, notamment autour de l'ancien petit-séminaire de Chavagnes-en-Paillers. Jean-Pierre Sautreau, auteur d'un ouvrage sur la question et initiateur d'un collectif de victimes, a pu ainsi alerter sur l'ampleur des violences sexuelles qui ont été commises par des clercs, professeurs dans  cette institution (SAUTREAU, 2019). Le 14 mars dernier, à l'issue d'une cérémonie diocésaine (initialement prévue à l'automne mais décalée en raison du contexte sanitaire), une plaque a été apposée dans la cathédrale. Elle doit constituer le mémorial des victimes d'agressions sexuelles commises par l'ensemble des prêtres du diocèse (3). La pose de cette plaque matérialise d'une certaine manière  "la déclaration de repentance" lue par l'évêque lui-même en octobre 2020 durant une rencontre avec des victimes : "Je reconnais que certains pasteurs, à la tête du diocèse de Luçon, ont manqué de lucidité, de courage et de sens de la justice devant de tels actes, aggravant ainsi la souffrance des enfants violentés et exposant d'autres enfants aux mêmes risques. Je veux chercher en toute vérité et justice un chemin de repentance et de réparation qui aidera les personnes victimes à avancer" (4). Le texte de l'évêque envisage les défaillances de ses prédécesseurs. Toutefois, il ne les nomme pas et ne précise pas les manquements qui leur sont exactement reprochés. Comme l'ont pointé certaines victimes dès la cérémonie, plusieurs questions restent également en suspens. Sur la plaque, ainsi que dans la prière lue par l'évêque de Luçon, seule la responsabilité des prêtres coupables est envisagée. L'Église n'apparaît pas ni dans son expression locale ou plus générale. D'autres ont également souligné le caractère perçu comme déplacé de confier  à la "miséricorde" de Dieu les coupables (3). Comme on le voit dans toute démarche de repentance, il ne suffit pas forcément de faire une démarche de pardon pour qu'elle soit reçue par les personnes qui ont été victimes. L'enjeu réside même dans la façon de les intégrer dans les démarches initiées.

La lettre des évêques de France (mars 2021)

À l'issue de sa rencontre  virtuelle, la Conférence des évêques de France a publié, le 26 mars 2021, une "Lettre aux catholiques sur la lutte contre la pédophilie", disponible en ligne mais également largement diffusée dans la presse confessionnelle. Le texte, dans son objectif et dans sa forme, fait penser à la longue "Lettre au Peuple de Dieu" écrite par le Pape François, en 2018, à un moment où, déjà, le poids des révélations mettait en mauvaise posture le souverain pontife (5). Le texte des évêques français se place d'ailleurs dans le sillage de ce texte dont un extrait est placé en épigraphe. La lettre de l'épiscopat français s'articule en trois grandes parties : "ce que nous avons appris", "nos décisions" et "notre appel".

La première rappelle combien l'Église catholique n'a pas "toujours été une maison sûre"  : "des prêtres ont abusé de leur position sacramentelle pour exercer une emprise sur des jeunes et parfois leur faire subir des violences sexuelles". Il concède qu'il ne s'agit pas d'une "part d'horreur commise par quelques individus pervers" mais bel et bien d'un "fait social" – même s'il est partagé "dans les familles et dans tous les milieux". La façon dont ont été traitées les situations passées, notamment par déplacement des clercs criminels, est jugée défaillante. Une forme de repentance est même formulée – même si elle porte uniquement sur les responsables passés  : 

Nous, évêques, reconnaissons que nos prédécesseurs n'ont pas toujours été assez attentifs au sort des enfants agressés [...] Nous implorons humblement pardon pour tous les cas d'indifférence ou d'incompréhension dont des responsables ecclésiaux ont pu faire preuve.

Lettre des évêques de France

Le texte redit cependant sa "confiance" dans le "sacerdoce apostolique", c'est-à-dire en l'institution des évêques détenteurs d'une autorité légitime car successeurs d'apôtres, de même qu'il exprime dans sa conclusion sa "reconnaissance aux prêtres, diacres, consacrés hommes et femmes qui se donnent chastement pour le service du Royaume de Dieu". Parmi les mesures (partie 2), on retrouve une attention aux victimes comme actrices du processus, un "secours financier [...] dans la limite de nos moyens, selon les besoins exprimés", une amélioration de la formation des prêtres et la création d'un "tribunal pénal au niveau national" pour renforcer les procédures canoniques. La question de l'indemnisation est si brûlante qu'il est spécifié que "le Denier de l'Église ne sera pas employé à cet usage"...  On le voit donc :  l'épiscopat français dit faire le choix d'une démarche volontariste, affirme mettre les victimes au cœur du processus et ne cherche pas coûte que coûte à se disculper.

Des précédents historiques peu envisagés

Faisons maintenant un détour par l'histoire. Jusqu'à présent, peu d'analystes ont mobilisé la comparaison avec une situation qui avait mis l'épiscopat en situation de responsabilité collective face à des actes immoraux ou délictueux : la collaboration avec le régime de Vichy et, indirectement, le soutien aux crimes perpétués par l'occupant durant la Seconde Guerre mondiale. Même si ce sont des faits graves, il faut souligner qu'il s'agit plus d'une responsabilité morale qui n'implique pas des clercs directement comme acteurs (ou bien marginalement). Néanmoins, la situation est convergente. Elle permet de comprendre, par effet de comparaison, comment l'épiscopat avait négocié à l'époque le règlement d'une faute morale d'une grande gravité et comment les mêmes difficultés étaient apparues. 

Au cours des années 1990, une série de circonstances avait, en effet, bousculé une institution épiscopale qui, depuis la Libération, n'avait pas totalement assumé son rôle durant l'Occupation. La situation historique avait globalement placé les évêques du côté de Pétain et, par conséquent, de la politique de la collaboration active et volontaire avec le régime nazi. À l'image du "résistancialisme", selon l'expression de l'historien Henry Rousso (ROUSSO 1987), qui avait irrigué la société française, l'épiscopat estimait quant à lui que, une fois passée l'épuration de quelques évêques à la Libération – demandée par de Gaulle et acceptée, après négociations, par Rome –  il n'avait pas moralement failli sur le plan collectif. Les évêques pouvaient même rappeler que certains de leurs prédécesseurs avaient, au contraire, dénoncé très tôt l'antisémitisme ou les persécutions. Étaient mis en avant, entre autres, les figures de Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, Mgr Théas, évêque de Montauban ou d'autres qui, en zone Sud, avaient en effet protesté contre des rafles ou l'antisémitisme.

Cette position épiscopale était néanmoins devenue de plus en plus fragile dans les années 1990 en raison de travaux d'historiens mais aussi en raison de l'action de groupes mémoriels, portés par d'anciennes victimes ou de leurs descendants. Des événements, comme la cavale puis le procès de Paul Touvier (1988-1992), ancien responsable de la milice de la région lyonnaise directement impliqué dans des rafles, avait mis en lumière des soutiens anciens et répétés de responsables catholiques à l'égard d'un homme qui avait échappé à l'épuration. Devant des soupçons grandissants de complaisance, l'archevêque de Lyon, Albert Decourtray, accepta finalement d'ouvrir les archives de son diocèse à une commission présidée par l'historien catholique René Rémond. Dans son rapport final remis à la fin de l'année 1991, ce dernier pointa la responsabilité patente de quelques évêques et la connexion entre l'Église et certains acteurs impliqués dans l'extermination des Juifs. Néanmoins, l'historien nuança la portée de cette responsabilité. Pour lui, l'Église n'est pas un acteur de l'histoire à l'instar d'une autre institution (la police, l'armée, etc) (RÉMOND 1992). Cette question de l'existence juridique et morale de l'entité théologique "Eglise" apparaît, en réalité, dès cette époque, comme un point compliqué de ces débats. 

Dans la perspective de l'an 2000, Jean Paul II lui-même avait voulu le Jubilé comme un moyen d'apurer la mémoire douloureuse de certaines questions comme les persécutions religieuses, la violence de l'esclavage ou des missions catholiques dans les colonies et la relation aux Juifs. Dans cette perspective, les évêques français, sous l'impulsion déterminante de Jean-Marie Lustiger, produisirent une déclaration de repentance. Cette dernière est lue, au cours d'une cérémonie publique, le 30 septembre 1997 à Drancy par Olivier de Berranger, évêque de Saint-Denis, diocèse où se trouve le mémorial du camp de transit de la région parisienne. Le texte fut co-signé par 15 autres évêques dont les diocèses comptaient, sur leur territoire, un camp. Dans ce texte, les évêques français reconnaissaient, sur le temps long, les racines chrétiennes de l'anti-judaïsme et admettaient que "dans leur majorité, les autorités spirituelles, empêtrées dans un loyalisme et une docilité allant bien au-delà de l'obéissance traditionnelle au pouvoir établi, sont restées cantonnées dans une attitude de conformisme, de prudence et d'abstention" (6). Le fait que le texte est signé par des évêques, et non par la Conférence des évêques de France en soi , est significatif. Il postule que la seule autorité légitime d'un point de vue théologique est l'évêque. L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques (ACA), organe qui précède la Conférence des évêques de France (créée à la suite du concile en 1965) et a servi d'interlocuteur privilégié au régime de Vichy, n'apparaît d'ailleurs pas dans le texte. Rien n'atteste véritablement dans ce dernier d'une responsabilité collective de ce qui serait "l'Église de France". 

Notons enfin que cette déclaration a précédé, de quelques mois, un texte venu de Rome en mars 1998 : "une réflexion sur la Shoah, nous nous souvenons" (7). Cette dernière reprend les différents éléments de la repentance qu'a fait faire Jean Paul II au catholicisme dans la perspective du grand Jubilé de l'An 2000. Ce dernier est vu comme une sorte de "remise à zéro" des compteurs avant de repartir pour un nouveau millénaire de l'Incarnation de Dieu sur terre. L'Église catholique reconnaît sous la plume de Jean Paul II  l'existence d' "une tragédie indicible [...] qui ne pourra jamais être oubliée : la tentative de la part du régime nazi d'exterminer le peuple juif". Le texte demande à l'Église par conséquent d'exercer une sorte de "devoir de mémoire" sur ces événements. Rappelant les différentes condamnations catholiques de l'anti-judaïsme et de l'anti-sémitisme nazi dans le temps, le document redit sa compréhension morale du totalitarisme d'Hitler : "la Shoah fut l'œuvre d'un régime néo-païen moderne typique. Son antisémitisme puisait ses racines hors du christianisme et n'hésita pas, pour atteindre ses objectifs, à s'opposer à l'Église et à persécuter également ses membres" même s'il concède que la persécution a peut-être pu être "facilitée par les préjugés anti-juifs enracinés dans les esprits et les cœurs de certains chrétiens". Dans sa conclusion, le texte parle bel et bien d'un "acte de repentance" reprenant même le mot hébreux de "teshuva" : "en tant que membres de l'Église, nous partageons les péchés comme les mérites de tous ses fils". N'y a-t-il pas là matière à réfléchir en ce qui concerne la crise des abus ?

Une Église catholique "sainte" mais "composée de pêcheurs" ? 

"Juger l'Église, c'est juger le Christ" 

En ce qui concerne la pédocriminalité ecclésiastique et religieuse, la position traditionnelle d'une Église qui ne saurait être tenue comme responsable, et comptable de ses actes, en raison de sa nature particulière a été rappelée récemment par la journaliste franco-canadienne Aline Lizotte proche des milieux "tradi-charismatiques" sur son blog. Rendant compte du livre de Céline Hoyeau la Trahison des pères (sur les abus commis au sein des communautés nouvelles), elle développe une critique par rapport "un jugement sur l'Église" que sa collègue de La Croix aurait émis et qu'elle estime être inadéquat :

L'Église ne doit être jamais jugée. Cela est indiquée dans le Droit canon à l'article 1404 : le Premier Siège [Rome] n'est jugé par personne. Car l'Église n'est ni un sytème politique, ni uniquement un corps social, c'est une société dont le fondateur et le chef est le Christ lui-meme, une société qu'il ne cesse de gouverner et à laquelle il ne cesse d'être présent. Les évêques dans leur ensemble, en tant qu'ils forment une conférence épiscopale, ne sont pas toute l'Église. S'ils jouissent, comme autorité constituée d'une Église particulière, des pouvoirs et des qualités du gouvernement ecclésiastique suprême, ils en jouissent en tant qu'ils restent unis, collégialement, au Vicaire du Christ [le pape] et qu'ils agissent avec lui et sous son autorité.

Aline LIZOTTE, "les fondateurs des ''communautés nouvelles'' : des pervers narcissiques ?", Smart 7 mai 2021. 

Juger l'Église à partir des actes posés par un ou plusieurs évêques, c'est confondre les actes d'une personne avec l'institution qu'elle gouverne. Or ces actes relèvent d'une prudence humaine, même surnaturelle, et n'engagent jamais la vérité et le gouvernement ecclésial de l'Église. Le silence que l'on reproche à l'évêque est lié au respect du secret absolu du sacrement de la Réconciliation. Si l'évêque se croyait obligé, même par le pouvoir civil, de révéler les actes gravement déviants de certains de ses prêtres dont il connaîtrait, par plainte ou par rumeur, les fautes personnelles, il se mettrait dans un état d'indélicatesse à l'égard du secret sacramentel. Cela ne change rien à son devoir d'instruire une enquête et d'ouvrir un procès canonique....

Idem

L'auteure de ce texte va même jusqu'à défendre le syllogisme suivant : "juger l'Église reviendrait à juger le Christ même !" Cette position, même s'il est difficile d'évaluer si elle est significative ou marginale au sein des communautés, témoigne néanmoins de la façon traditionnelle catholique de poser la question de la responsabilité. L'institution – que l'on rattache à une nature divine – est comme sortie du lot commun des obligations d'une entité morale "terrestre". Dans cette façon de penser, le pape ("le premier siège", "le vicaire du Christ"), relève plus de l'univers de la transcendance que de celui du droit positif. Avec un tel raisonnement, non seulement l'Église catholique se présente comme théologiquement sainte, si ce n'est infaillible, mais comme une institution qui ne saurait répondre aux obligations normales de toute personnalité morale ou de tout justiciable.

Interrogé sur le média catholique Vatican News, Éric de Moulins-Beaufort, président de la Conférence des Évêques de France a tenté de tenir l'équilibre en affirmant : "nous comprenons qu'une responsabilité de l'Église est engagée, même si des coupables sont des personnes – il n'y a pas de coupables collectifs" (8). "Une" responsabilité permet d'éviter de parler de "la" responsabilité et il est rappelé que seuls les prêtres agresseurs ont engagé leur responsabilité. Est-ce si sûr et si simple ?

Une théologie de la "responsabilité" dans l'Église est-elle possible ?

Cette position intégraliste est actuellement, du moins en France ou à Rome, plutôt marginale dans les discours publics. L'ecclésiologie à laquelle elle renvoie a plutôt mal vieilli et peu intégré une série de travaux issus de l'ère germanophone d'après la fin de la Seconde Guerre mondiale, notamment ceux du Dietrich Bonhoeffer qui avait vivement condamné les compromissions de son Église (protestante) avec le régime nazi justement. Le théologien – mort dans un camp en 1945 – avait fait justement de la "responsabilité" un des axes de ses études ecclésiologiques. Schématiquement, pour lui, le baptisé doit être, avant tout, fidèle au Christ et toute atteinte aux hommes, quelles que soient leurs confessions ou leurs opinions, est une atteinte au Christ. Si l'Église en tant qu'institution s'écarte de la justice, il incombe aux chrétiens de s'y opposer, en réalité: "l'Église n'est Église que lorsqu'elle existe pour les autres" (cité in SCHARFFENORTH 1998). Et il existe des situations dans lesquelles elle n'est pas indemne de toute culpabilité en tant qu'institution... Cette injonction éthique à être une institution irréprochable transparaît en partie dans l'ecclésiologie catholique au moment de Vatican 2 : l'entrée "responsabilité" se retrouve dans plusieurs articles de différents textes du concile. Reste toutefois qu'il s'agit d'une "responsabilité dans l'Église" — et non "de l'Église" – et qu'elle concerne différemment les laïcs ou les clercs. Les évêques apparaissent même dans Presbyterium ordinis sous l'expression de "premiers responsables" dans l'Église. Reste toujours en suspens la question de la responsabilité de l'institution elle-même.

Interrogé sur la teneur des échanges des évêques à Lourdes sur cette question le lundi de Pâques à la radio, Michel Aupetit, archevêque de Paris s'est exprimé ainsi : 

Pour pouvoir réparer quelque chose, il faut déjà reconnaître ses torts. C'est la question à laquelle nous avons réfléchir autour de la responsabilité. Il y a la responsabilité pénale, qui dépend de la justice. Il y a aussi la responsabilité morale, et l'Église a une responsabilité morale, envers ceux qu'elle accueille. Et il y a enfin une responsabilité spirituelle : ces gens-là, qui ont été blessés, peuvent s'éloigne de Dieu. Certains auront du mal à refaire confiance à l'Église, ça serait normal, mais aussi à Dieu, et ça c'est plus grave.

Nicolas DEMORAND et Léa SALAMÉ (présentation), "Mgr Michel Aupetit : 'Aucune indemnité ne peut réparer le mal qui a été fait aux victimes' ", L'Invité de 8h20 : le grand entretien, France Inter, 5 avril 2021.

Cette déclaration laisse transparaître des éléments du débat qui a, semble-t-il, eu lieu parmi les évêques français. La responsabilité semble être désormais abordée parmi eux en la découpant entre ses plans pénaux, moraux et religieux. Si l'idée que désormais rien ne doit éviter la justice civile de faire son œuvre semble acquise, de même qu'il va falloir indemniser les victimes reconnues, une responsabilité "spirituelle" est désormais évoquée : elle atteste du discrédit moral qui touche une institution censée rapprocher de Dieu mais ayant peut-être conduit à l'effet contraire... Cela suppose que l'ecclésiologie qui sous-tend la réflexion est intacte : c'est bien à l'Église en tant que corps spirituel qu'il incombe toujours de mener à bien cette mission et qu'elle ne saurait avoir perdu le crédit pour le faire. Un article plus offensif dans l'hebdomadaire Golias n'épargne pas les évêques et témoigne sûrement d'un discrédit croissant parmi une frange des fidèles :

D'après nos sources, les auteurs de ce courrier se sont tortillés le croupion (sic) pour savoir s'il fallait employer responsables ou coupables, et ils ont retenu responsables. 

Philippe ARDENT, "Abus dans l'Église : coupables ou irresponsables", Golias Hebdo, n°671, mai 2021.

C'est toujours bien la question de la culpabilité de l'institution elle-même qui revient et les réticences, semble-t-il, de certains évêques à l'admettre... 

La multiplication des fronts est-elle à craindre ?

Plus la sensibilité sur la question du traitement des victimes grandit dans nos sociétés, plus l'Église catholique voit se multiplier des demandes d'excuse et de réparation. L'actualité récente l'a encore prouvé avec les polémiques autour des pensionnats d'autochtones au Canada (9). Même si l'Église n'était pas la seule institution religieuse à avoir été engagée dans cette politique d'assimilation forcée des enfants des peuples premiers, initiée par le gouvernement canadien, elle y a pris une part non négligeable, dans la mesure où elle s'est occupée de 75 % environ des établissements de ce type. La découverte d'un charnier de 215 corps d'enfants, le 30 mai dernier, dans un ancien pensionnat catholique pour indigènes a suscité de nombreuses réactions. À l'instar du premier ministre Justin Trudeau, des évêques ont ouvertement demandé des excuses de la part du pape, alors que les responsables des Églises anglicanes et protestantes impliquées l'ont fait depuis longtemps. La Conférence des évêques catholiques du Canada (CCB) avait déjà présenté ses excuses, de même que plusieurs congrégations religieuses, mais se pose ici la question de la bonne échelle institutionnelle. In fine, qui est responsable dans l'Église catholique : l'évêque du diocèse ou l'évêque de Rome qui les nomme : le pape ?

Le 6 juin, lors de l'Angélus, François a néanmoins exprimé "sa douleur à propos de la découverte choquante" sans présenter formellement d'excuses mais en condamnant le "modèle colonisateur". La prudence du souverain pontife ne s'explique pas facilement : Rome s'estime-t-il sincèrement non responsable directement de l'accord qui avait uni le gouvernement canadien et les évêques ? Difficile à croire tant la prise de décision dans le catholicisme, de surcroît à l'époque, était centralisé... La prudence est-elle liée à des considérations juridiques plus prosaïques : si la papauté présente des excuses, elle se présente comme coupable et ouvre la voie à des demandes d'indemnisation ? On sait combien la "judiciarisation" des affaires de pédophiles aux États-Unis avait conduit à mettre en faillite un tiers des diocèses catholiques, acculés par d'importantes indemnisations. Or de nombreux collectifs de victimes essaient toujours de rendre responsable le Saint-Siège lui-même, en charge, en dernier recours, de la discipline des prêtres et des religieux. Si jusqu'à présent, ce front juridique n'a pas cédé, il n'est pas sûr qu'il résiste à la place qu'accordent nos sociétés, du moins en Occident, à la réparation due aux victimes de crimes sexuels, surtout si elles étaient mineures... 

Des chemins alternatifs ? 

En quelques décennies, l'Église catholique, sous le coup des scandales, a progressé dans sa gestion des affaires de pédocriminalité. Elle s'est assurément réformée en durcissant ses procédures et abaissant drastiquement son seuil de tolérance. L'institution a également engagé des opération de vérité, sous formes de différentes commissions, en rendant accessible à des chercheurs ses archives et apportant du crédit à la parole des victimes. Elle a fait des gestes de repentance, on l'a vu, sous différentes modalités. Néanmoins, l'institution catholique apparaît toujours comme rattrapée par son passé et ne parvient toujours pas à mettre fin au cycle incessant des nouvelles révélations. Si elle a pendant longtemps maîtrisé la rhétorique de la contrition, ne faut-il pas envisager, désormais, de passer à des modalités d'action plus engageantes et exigeantes pour regagner en crédibilité  ? 

La voie spécifique des religieux ?

En avril dernier, l'assemblée générale de la CORREF (Conférence des religieux et religieuses de France) s'est tenue et a évoqué, comme les évêques, la question de la réparation des actes pédo-criminels accomplis par des religieux dans la perspective du rapport Sauvé. À l'issue de ses travaux, la Conférence a publié un communiqué de presse, plus court que la lettre épiscopale aux catholiques français, mais pas moins intéressante. Le document rapporte les deux résolutions qui ont été prises au cours de l'assemblée générale. La première concerne la "justice réparatrice qui met au cœur des préoccupations les personnes victimes". La seconde concerne explicitement "la responsabilité des instituts et de la vie religieuse", autrement dit  "la CORREF reconnaît la responsabilité collégiale et spirituelle de l'ensemble de la vie religieuse. D'une manière ou d'une autre, nous avons manqué, y compris par méconnaissance, à la solidarité absolue qui nous lie à toute personne abusée, violentée, réduite à l'état d'objet, nié dans sa dignité" (10). Si les religieux estiment que toutes les congrégations ne sont pas engagées, de la même façon, dans les actes délictueux, il proclame toutefois "une responsabilité essentielle de solidarité". Dans une tribune au Monde parue le 1er avril 2021, Sœur Véronique Margron, présidente de la CORREF avait déjà donné la tonalité des échanges à venir en plaidant au sein de l'Église pour une "responsabilité collégiale dans les agressions sexuelles" : 

L'Église catholique ne peut pas ne pas reconnaître sa responsabilité dans les abus spirituels, les agressions sexuelles et les viols commis par certains de ses membres. Responsabilité dans le climat, voire le système, qui les a couverts, déniés, minimisés. Système qui aura ignoré, parfois dénigré les victimes et leurs proches, considérées comme la cause du scandale.

Véronique Margron, "Toute l'Église porte une responsabilité collégiale dans les agressions sexuelles", 1er avril 2021.

Convoquant dans ce texte le philosophe Karl Jaspers et son concept de "culpabilité allemande", la religieuse défend une sorte d'impératif moral qui incombe à tous les religieux, même ceux pas directement responsables ou totalement innocents, à se dire solidaire de ce qui a été commis dans une perspective de réparation. Les religieux, ouverts aux nouveaux acquis des sciences humaines et sociales, consentent de surcroît à faire des victimes les acteurs majeurs du processus de réparation en parlant explicitement de "justice réparatrice". La volonté de sauver le "sacerdoce" apparaît beaucoup moins dans leurs propos.

La jurisprudence Marx ?

Un évêque, et pas des moindres, a également fait un choix radical et commenté : Reinhard Marx, qui a annoncé le 4 juin sa démission. Le cardinal-archevêque de Munich en Allemagne, dans une lettre rendue publique, a déclaré vouloir assumer "la co-responsabilité de la catastrophe des abus sexuels commis par des responsables de l'Église au cour des dernières décennies" (11). Le "cas Marx" est intéressant à plus d'un égard : sans être directement tenu responsable d'un manquement, le prélat fait le choix, de lui-même, de se retirer (même si pour l'instant le pape François a refusé sa démission). Commentant la situation, l'hebdomadaire britannique The Tablet, voit explicitement l'importation d'une pratique démocratique au sein de la très hiérarchique Église catholique : 

Marx a quitté ses fonctions en vertu du principe de la "responsabilité ministérielle individuelle", doctrine selon laquelle un ministre du gouvernement, même s'il n'est pas personnellement responsable, doit démissionner si des méfaits ont été commis dans son département. Il s'agit de la pierre angulaire d'un système de gouvernement parlementaire, bien que cela semble se produire moins fréquemment que par le passé. Le fait que ce soit un dirigeant de l'Eglise qui suive ce principe constitue un exemple éloquent et place la barre plus haut pour les autres évêques qui ont supervisé des échecs en matière de protection.

Christopher Lamb, "Cardinal Marx : un témoignage puissant sur l'évangile chrétien", Gino HOEL (traduction), Golias Hebdo, N°677, 17-23 juin 2021, p. 2.

Même si le cardinal Marx anticipe peut-être la remise de rapports d'audit sur les abus sexuels dans les deux diocèses de Trèves et de Munich dans lesquels son nom apparaîtra peut-être (12), on ne peut que souligner la force de la jurisprudence qu'il institue. On avait connu des démissions d'évêques liées à des scandales de pédophilie : par exemple celle de tous les prélats chiliens suite aux terribles révélations autour de l'évêque d'Osorno ou bien encore celle du cardinal Barbarin à Lyon... Mais, dans chacune de ces situations, la crédibilité des personnes concernées était plus que entamée par l'ampleur des faits révélés par la presse ou les instructions judiciaires. Ici, se déploie un nouveau degré de responsabilisation des évêques avec un mécanisme relevant plus des standards des démocraties libérales.

Mais cela ne va pas sans une forme de sécularisation interne : le standard moral de nos sociétés tend à l'emporter sur la conception religieuse du ministère épiscopal.... À terme, n'y a-t-il pas encore un risque d'affaiblissement de l'ensemble de la théologie du ministère catholique ordonnée déjà passablement éreintée par la crise des abus ? 

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En définitive, on ne peut que souligner l'ampleur des défis que pose à l'Église catholique la vague importante de révélations sur les questions d'abus et d'emprise depuis trois dizaines d'années désormais. Si l'institution semble engagée, du moins dans les différents pays d'Occident, dans une opération "vérité" qui donne du crédit à la parole des victimes, reste aujourd'hui en suspens la question de la réparation et de l'indemnisation.

L'institution qui, par son histoire et sa tradition, sait manier de manière souvent efficace, les biens symboliques et les paroles de consolation semble, sur ce point précis, encore dépassée et à chaque fois remise en cause. Les démarches de contrition et de pénitence, qu'elles prennent la forme de déclarations solennelles, de lettres et désormais de cérémonies et de monuments, ne semblent pas totalement convaincre les victimes qui peuvent garder le sentiment qu'on occulte ce qu'ils ont vécu ou que l'on passe trop rapidement à autre chose. On sent toutefois que certains acteurs catholiques, à l'instar des religieux en France ou du cardinal Marx en Allemagne, cherchent à aller encore plus loin que les gestes habituels en utilisant les outils novateurs issus de la justice réparatrice ou en mettant dans la balance leur propre ministère. Sont-ils des pionniers ou des marginaux ? Seul l'avenir le dira...

Quoiqu'il en soit, on voit bien que, en sous-main, revient toujours la conception théologique de l'Église elle-même qui se rattache à une extraction divine, clamée d'une manière particulière chez les ministres ordonnés que sont les prêtres et les évêques, mais qui ne parvient pas à la concilier avec l'ampleur du mal qui a été commis en son nom.... Et sur ce point précis, le pape François, ouvert sur de nombreux aspects, ne semble pas déroger à la ligne de ces prédécesseurs en restant attaché en la matière à une conception classique de l'Église et du sacerdoce.

https://commons.wikimedia.org/wiki/Commons:Picture_of_the_day#/media/File:Building_in_Floyd_Bennett_Field_(40715h).jpg

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Notes

(1)

(2) "la chute de la maison catholique"Cahier trimestriel du Témoignage chrétien, automne 2018, 130 p.

(3)

(4) 

  • Diocèse de Luçon – Église catholique en Vendée, "Lutter contre la pédophilie", page consultée le 9 juin 2021 [cette page documente les efforts réalisés par le diocèse depuis 2018 pour lutter contre "la pédophilie" et rassemble les différents textes publiés sur cette question]. 
  • L'acte de repentance lui-même est intégralement disponible sur le site du diocèse : "Déclaration de repentance en conclusion de la conférence"(23 octobre 2020). 

(5) 

(6) Église de France, "Déclaration de repentance", 24 septembre 1997.

(7) Jean-Paul II, "Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah" (message au Cardinal Cassidy), 16 mars 1998.

(8) Antonella PALERMO (entretien avec Éric de MOULINS BEAUFORT), "Le rapport final de la CIASE attendu 'avec impatience' par l'épiscopat français", Vatican News, 10 juillet 2021.

(9)

(10) CORREF, "Communiqué de presse à l'issue des deux jours d'Assemblée générale de la Conférence des religieux et religieuses de France", 20 avril 2021.

(11)

(12) Bernadette SAUVAGET, "Un cardinal prophète", Témoignage chrétien, 10 juin 2021.. 

Références

- Céline HOYEAU, la Trahison des pères, Montrouge, Bayard, 2021, 351 p. 

- René RÉMOND, Touvier et l'Église : rapport de la Commission historique instituée par le cardinal Decourtray, Paris, Fayard, 1992, 417 p.

- Henry ROUSSO, le Syndrome de Vichy : 1944-198..., Paris, le Seuil, 1987, 378 p. 

- Jean-Pierre SAUTREAU, Une Croix sur l'enfance, La Crèche, Nouvelles sources, 2019, 272 p. 

- Ernst-Albert SCHARFFENORTH, "Bonhoeffer Dietrich, 1906-1945", in Jean-Yves LACOSTE, Dictionnaire critique de théologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 184-185. 

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